La réunion syndicale

 

 Une dizaine de collègues étaient déjà rassemblés en salle des professeurs et Paul Content, adjoint d’enseignement en anglais, était décidé à ne pas attendre les retardataires –toujours les mêmes- pour donner le coup d’envoi de la réunion syndicale, réunion déjà annulée et reportée à plusieurs reprises depuis la rentrée.

 

-         Bon, il est une heure moins le quart, on a plusieurs points à aborder, on commence…

 

Certaines discussions s’arrêtèrent. Mais quelques collègues continuèrent à échanger leurs impressions sur des élèves difficiles qu’ils avaient le malheur de partager dans leurs classes. Un professeur non syndiqué qui passait par là et qui, courbé en deux, fouinait dans son casier, crut bon d’intervenir, disant :

 

-         …qu’il était inouï de voir des mômes comme ça fréquenter l’école, qu’ils seraient plus à leur place au boulot à l’usine où ils seraient dans l’obligation d’apprendre un métier, de remuer leur c.. et leur matière grise…

 

Puis il s’en fut, un paquet de copies sous le bras.

 

 Dans un brouhaha indescriptible, les militants les plus déterminés parmi les syndicalistes réunis, outrés par les propos réactionnaires qu’ils venaient d’entendre, réagirent tous en même temps :

 

-         …enfin voyons, à quel âge et par quelle méthode d’investigation est-on en mesure de discerner quel élève pourra poursuivre ses études et quel autre doit entrer dans la vie active ?

 

-         …on peut briser une carrière et même une vie en décidant à la tête du client. On a déjà vu des jeunes en retard scolaire démarrer d’un seul coup, sans prévenir…

 

-         …l’école est obligatoire jusqu’à seize ans…

 

-         …les envoyer à l’usine, c’est les livrer pieds et poings liés à l’exploitation capitaliste…

 

-         …et pourquoi pas les confier aux militaires, pendant qu’on y est ?

 

 Certains, qui étaient venus pour s’informer, s’occupaient de diverses façons, dessinant des arabesques sur la plage vierge d’un tract, maintenant un crayon en équilibre sur la dernière phalange de l’index, soulevant discrètement leur manche pour voir où en était la grande aiguille. D’autres ne disaient mot, ne bougeaient pas, le regard fixé sur l’infini, en proie peut-être à des pensées coupables (sait-on jamais) imaginant avec quelque délectation les pires de leurs élèves entre les mains des militaires, marchant au pas en direction de la caserne, courbés sous le poids d’un énorme sac à dos, exténués, transis au soir d’une journée de manœuvres dans le froid et la boue, sous les ordres d’une brute leur criant aux oreilles les pires insanités sur un air patriotique.

 

-         Je vois que la réunion n’est pas commencée… interrompit une retardataire apparemment rassurée de n’avoir rien manqué d’important.

 

-         Non, non, on allait s’y mettre !

 

La sonnerie de treize heures laissa tous les propos en suspens car, placée dans le couloir jouxtant la salle des professeurs, on l’entendait fort bien. Tout le monde s’en plaignit :

 

-         Il est inadmissible qu’on inflige un tel supplice à des gens pour qui quelques minutes de calme et de détente ne sont pas de trop.

 

-         Pourquoi pas une sirène non plus ?

 

-         Sous prétexte d’avertir les élèves, voilà bien un moyen insidieux de nous rappeler à l’ordre !

 

 Paul Content proposa d’en souffler un mot au Proviseur. On lui rétorqua que déjà l’an dernier une requête lui avait été faite, mais que l’emplacement de la sonnette avait été déterminé par des raisons de sécurité étant donné que, placée dans la cour elle aurait été exposée aux intempéries qui sont un danger pour le matériel électrique. En outre, le proviseur avait évoqué des problèmes de connexions, de court-circuit, de commission de sécurité, de budget, de domaines de compétence, de décentralisation, et bien d’autres choses très compliquées.

 

 Alors, une collègue excédée ferma son sac et crut bon d’apostropher l’assemblée :

 

-         J’en ai assez de perdre mon temps à subir des conversations de hall de gare, alors que nous sommes confrontés à un ministre qui fait la sourde oreille et que l’heure est plus que jamais à l’action sous toutes ses formes et dans l’unité. Trop c’est trop ! … ajouta-t-elle, et elle prit la porte.

 

Paul Content regretta le départ de la camarade syndiquée Huguette –militante sincère et convaincue- en précisant :

 

-         …le problème de la sonnerie est loin d’être secondaire et s’intègre à l’ensemble des revendications des personnels, et ce, au plus haut niveau.

 

Il allait enchaîner sur les propositions d’ordre du jour qu’il avait concoctées la veille en réunion de bureau (en fait de bureau, il avait réuni ses amis politiques, mais chut, le syndicat est libre et indépendant) quand, à 13h30 tapantes, la sonnerie retentit. Les chaises ripèrent sur le carrelage, les sacs se bouclèrent, on demanda gentiment aux élèves venus assaillir le professeur d’éducation musicale pour régler l’achat de leurs pipeaux, de dégager le couloir, et les professeurs allèrent rejoindre leurs classes.

 

 Quelques uns restèrent assis, dont Paul Content qui n’avait pas cours en première heure. Il ferma son cahier sur la couverture duquel était inscrit au feutre vert :  « Action syndicale, année 200.-200. » et se rendit à la machine à café.

 

-         Si je peux me permettre…

 

…commença, d’une voix calme et grave une personne qu’il n’avait pas remarquée, qui pourtant lui faisait face en tournant son café. C’était monsieur Duverney, professeur d’expression artistique, à la veille de la retraite, connu comme celui qui ne faisait jamais grève, qui se disait apolitique, et que des militants du lycée soupçonnaient d’être de droite.

 

-         …je n’oserais pas m’ériger en donneur de conseils, mais je ne saurais trop vous recommander de fixer vos réunions plus tôt dans la semaine, le vendredi, les gens sont très fatigués.

 

Puis, ayant remarqué que son interlocuteur fouillait et retournait ses poches avec énervement, il tendit à Paul Content une pièce de vingt centimes afin que celui-ci puisse se servir un café bien chaud. Paul le remercia et lui promit qu’il lui revaudrait bien ça.

 

 

§



29/11/2008
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