Ce matin j'étais là, devant mes livres

 

 Quand je ne sais pas quoi faire, il m’arrive de me promener dans la bibliothèque, je sors un livre, un peu au hasard, je consulte la table des matières, je lis les premières lignes de la préface ou de l’introduction, il m’arrive aussi de l’ouvrir à la dernière page pour voir « comment ça finit »… Seuls les livres permettent les grands voyages, dans l’espace, mais aussi et surtout dans le temps. Rendez vous compte : en restant sur place, simplement en allongeant le bras, vous avez accès

 

à l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, mais aussi au : Monde d’hier, souvenirs d’un européen de Stefan Zveig,

 

à un gros volume un peu déchiré intitulé Saint Thomas d’Aquin Patron des écoles catholiques, ouvrage dédié à la jeunesse par le R.P.Fr. Charles-Anatole Joyau des Frères Prêcheurs mais aussi à :  Pourquoi je ne suis pas chrétien de Bertrand Russel,

 

au Leviathan de Hobbes,  mais aussi aux :  Confessions de Jean-Jacques Rousseau.

 

On en arrive même à réaliser l’incroyable : Saint Thomas d’Aquin (cité plus haut un peu déchiré) par le jeu des étagères, n’est qu’à 24 cm de The sexual revolution de Wilhelm Reich ! 24 cm…ahurissant.

 

Autre prodige : une seule planche sépare Les Oraisons funèbres et sermons de Bossuet du livre de Marcuse « Eros et civilisation ».

 

 Tristes, un peu oubliées sont les œuvres victimes de l’arthrose chronique qui me fait souffrir du dos et des genoux : elles  occupent les rayons d’en bas. C’est tout un pan de la culture humaine, poésie, philosophie, linguistique, politique, qui m’échappe, vérification s’il en était besoin de l’influence des maux du corps sur la santé de l’âme. Car comme le dit Montaigne (à 23 cm de Saint Thomas d’Aquin) :

 

« Notre jugement et les facultés de notre âme en général souffrent selon les mouvements et altérations du corps, lesquelles altérations sont continuelles. »

 

 La bibliothèque est le seul endroit de la maison, et peut-être du monde où se fréquentent sans le moindre froissement la chèvre et le chou. Là je suis bien, je ne vois pas le temps passer, je plane, je vole d’année en année, de siècle en siècle, d’idée en idée, je quitte un poète pour questionner un philosophe, je reviens au poète. M’assurant que je suis bien seul, je déclame la Conscience « L’œil était dans la tombe… » ou Le dormeur du val. Je sors le Georges Brassens de la collection « Poètes d’aujourd’hui » et je chante « Auprès de mon arbre » ou « L’orage », malheureusement l’édition est de 1965, et ma préférée ne figure pas dans ce livre : « La princesse et le croque notes », pas de regret, de toute façon, sans guitare, ça ne vaudrait rien, et ce chef d’œuvre me fait pleurer, je ne l’écoute plus.

 

 Ce matin, j’étais là devant mes livres. Tiens, Miguel de Unamuno ! Voilà au moins quarante ans que je n’ai pas lu une ligne de ce philosophe. Mon professeur nous avait conseillé sa lecture, comme il nous avait dirigé vers Kierkegaard et Max Scheler. Et là, je vous assure que je dis les choses telles quelles se sont passées, je m’empare du « Sentiment tragique de la vie » (collection Idées), page de garde je remarque qu’il appartenait à ma femme, achat recommandé par son prof de terminale, et je l’ouvre, absolument au hasard. Tenez-vous bien, c’était à la page 114, je lis :

 

« Le propre, la caractéristique de l’avocasserie, en effet, est de mettre la logique au service d’une thèse qu’on a à défendre, tandis que la méthode rigoureusement scientifique part des faits, des données que nous offre la réalité, pour arriver ou ne pas arriver à la conclusion. L’important est de bien situer le problème, d’où il résulte que le progrès consiste souvent à défaire ce qui a été fait. L’avocasserie suppose toujours une pétition de principe, et ses arguments sont tous ad probantum. Et la théologie supposée rationnelle n’est qu’avocasserie. »  

 

 Tout ce que, jour après jour, je m’efforce de défendre sur ce blog, en dénonçant les polices de la pensée, les idées toutes faites, les préjugés et les dogmes, en m’attaquant à l’intolérance, au totalitarisme religieux ou politique, ce diable de philosophe le dit, tranquillement en quelques lignes :

 

« La théologie part du dogme, et dogme, dogma, dans son acception primitive et directe, signifie décret, quelque chose comme le latin placitum, ce qui a paru bon, digne d’être loi, à l’autorité législative. De cette acception juridique part la théologie. Pour le théologien, comme pour l’avocat, le dogme, la loi, c’est quelque chose de donné, un point de départ qui ne prête à discussion qu’en ce qui concerne son application ou son interprétation la plus exacte. De là vient que l’esprit théologique ou avocassier est dans son principe dogmatique, tandis que l’esprit strictement scientifique, purement rationnel, est sceptique, c'est-à-dire investigateur. »

 

 Evoquant plus loin la Summa theologica de Saint Thomas, Miguel de Unamuno y voit une logique fallacieuse qui peut s’exprimer par ce syllogisme :

 

« Je ne peux comprendre ce fait sans lui donner une explication ; c’est ainsi que je suis forcé de le comprendre, donc ce doit être là son explication. Ou bien je n’y comprends rien. »

 

 On peut même se demander : qu’est-ce qu’un fait ? N’est-ce pas déjà le résultat d’un choix, d’une pensée, d’une opinion, d’une façon de voir les choses ? Quelle idée imbécile de croire que « les faits sont têtus » ! Les faits sont créés, conçus, construits. Un hérisson heurté par une voiture sur la route, voici un fait. Ah non, un motocycliste accidenté, voilà un fait en vérité, me dira-t-on. Ce qui prouve bien, puisque ces deux événements se sont passés, que pour l’observateur, l’un est un fait, l’autre non. Et le jour où aucun motocycliste ne sera renversé sur la route, peut-être parlera-t-on du hérisson. Si je fais ce détour, c’est que dans tous les cas, ce ne sont pas les yeux qui font d’une action un fait, mais l’esprit, et celui-ci étant plus ou moins formaté, il vaut mieux pour nous y regarder à deux fois avant d’accepter pour fait ce qui ne l’est pas.

 

 Le théologien donc, pour notre cher Unamuno, part de la thèse, du dogme pour arriver à la réalité. Réalité qui n’en est plus une puisque vue, appréciée, spécifiée, classée d’après l’idée première, le présupposé (1). Les idéologies qui ont fait tant de mal à l’humanité et qui risquent encore d’en faire, qu’elles soient religieuses ou politiques, ne délivrent d’autre vérité que la leur propre, puisqu’elles ne voient que ce qu’elles ont –à l’avance- décidé de voir : la justification de leurs thèses. C’est aussi pourquoi elles sont si difficiles à combattre, comme elles ne doutent de rien, elles sont toujours fidèles à elles-mêmes, répètent toujours la même chose, et la règle d’or de la pédagogie étant la répétition, leur discours est infiniment plus doux à l’oreille et plus reposant et agréable à entendre que celui de l’honnête homme qui pose une question, qui doute et s’interroge. Dans le meilleur des cas, on le fait passer pour un illuminé, dans le pire des cas, il termine ses jours sur un bûcher, dans un hôpital psychiatrique ou dans un goulag. A contrario, les personnes qui s’interrogent ne font de mal à personne. Le doute ne tue pas.

 

 J’entends déjà les critiques de ceux qui n’ont pas entendu cette belle ritournelle de Georges Brassens : Mourir pour des idées. Vous souvenez-vous ? Vous les boutefeux, vous les grands apôtres… mourrez donc les premiers, nous vous cédons le pas ! Ces gens-là me diront : si on passait notre temps à douter, rien ne changerait jamais. Plus je les entends, plus j’aime Montaigne, sa tranquillité d’âme et sa façon bien à lui de ne donner des leçons de sagesse à personne.

 

Mon ami Jean-Bernard n’a rien écrit, son nom n’apparaît donc pas dans ma bibliothèque. Il peignait, passionnément. Bien qu’il parlât peu de sa peinture, il lui arrivait de dire quelques mots de celle des autres. Certains de ses jugements restent gravés dans ma mémoire. Si je parle de lui aujourd’hui, c’est qu’il me dit un jour qu’un artiste ne travaillait pas selon l’idée, qu’il ne démontrait rien, que l’œuvre d’art ne cachait aucun message. Qu’elle était là, devant nous, sublime, admirable.

 

 Il y a certes des images, des dessins qui font rire ou réfléchir, des photographies suggestives, et dans notre siècle, les suggestions couvrent les murs, crèvent les écrans. Mais on sait quel usage mauvais peut être fait de ces images par des gens certes sincères, bien intentionnés ou intentionnés tout court, en tous les cas convaincus.

 

  Nietzsche (Humain, trop humain) est un peu plus bas dans les rayons (à 80 cm de Saint Thomas d’Aquin), je peux encore l’atteindre :

 

« Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges. »

 

§

 

 

 

 

(1) A ce propos, je renvoie mes chers lecteurs au site de Jacques Roquencourt sur l’invention de la photographie, qu’il ouvre sur une magistrale citation de Condillac.



21/03/2010
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